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Trois semaines s’étaient écoulées depuis la confrontation avec Le Moqueur et la conversation avec Lucas. Le printemps s’installait doucement, apportant avec lui de nouvelles couleurs et une lumière plus vive qui semblait refléter les changements dans la vie de Léo.
Le lycée n’était pas devenu un paradis du jour au lendemain — il y avait encore des regards curieux, parfois même des chuchotements — mais les messages haineux avaient cessé, et Lucas avait tenu parole en faisant arrêter les moqueries de la part de son groupe. Une sorte de trêve fragile s’était installée, pas encore de l’amitié, mais plus de l’indifférence respectueuse.
Léo était assis sur un banc dans le parc municipal, son carnet bleu ouvert sur ses genoux. Depuis sa victoire dans la Salle des Miroirs, son don semblait s’être transformé. Ses dessins ne créaient plus automatiquement des portails vers Lumigraph, mais ils conservaient une qualité presque vivante, captant l’essence des émotions et des énergies autour de lui.
Aujourd’hui, il dessinait le parc baigné de lumière printanière. Sous son crayon, les arbres semblaient respirer, l’eau de la fontaine scintiller réellement, les oiseaux presque s’envoler de la page.
« C’est magnifique, » dit une voix à côté de lui.
Léo leva les yeux, surpris. Anaïs se tenait là, observant son dessin avec admiration. Elle portait une robe légère aux couleurs vives et avait tressé des fleurs dans ses cheveux blonds.
« Merci, » sourit-il en se décalant pour lui faire une place sur le banc. « Je ne t’ai pas entendue arriver. »
« Tu étais complètement absorbé, » expliqua-t-elle en s’asseyant. « Maman m’a envoyée te chercher. Elle dit que Tom et son père sont passés à la maison et t’attendent. »
Léo fronça les sourcils, perplexe. « Le père de Tom ? Pourquoi ? »
« Aucune idée. Ils avaient l’air excités par quelque chose. »
Léo ferma son carnet, curieux. Tom ne lui avait pas parlé d’une visite prévue avec son père. « Luna est avec toi ? »
Anaïs secoua la tête. « Elle est restée à la maison. Elle avait l’air de savoir de quoi il s’agissait, d’ailleurs. Cette chatte est toujours mystérieuse. »
Léo sourit. Depuis leur aventure, Anaïs avait été mise dans la confidence concernant la véritable nature de Luna. Si elle avait été surprise d’apprendre que leur chatte était en réalité une gardienne interdimensionnelle, elle l’avait remarquablement bien accepté, avec cette capacité d’adaptation propre aux enfants.
« Allons voir ce qu’ils veulent, » dit-il en se levant.
Sur le chemin du retour, Anaïs lui parla de son projet scolaire sur les mythologies anciennes, s’enthousiasmant particulièrement pour les récits de métamorphoses et de passages entre les mondes. Léo l’écoutait avec un sourire affectueux, réalisant à quel point sa relation avec sa petite sœur s’était approfondie ces dernières semaines. Le partage de son secret avait créé un lien spécial entre eux.
Lorsqu’ils entrèrent dans la maison, des voix animées leur parvenaient du salon. Tom était assis sur le canapé à côté d’un homme d’une quarantaine d’années aux cheveux roux grisonnants — son père, M. Lefèvre. En face d’eux, Pierre et Marie semblaient écouter avec intérêt, tandis que Luna était perchée sur le dossier d’un fauteuil, observant la scène avec ses yeux verts insondables.
« Ah, voilà notre artiste ! » s’exclama M. Lefèvre en apercevant Léo. Il se leva pour le saluer, lui tendant une main que Léo serra poliment.
« Bonjour, Monsieur Lefèvre, » répondit-il, intrigué.
« Léo ! » Tom souriait jusqu’aux oreilles. « Tu ne devineras jamais ! »
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Léo en regardant alternativement son ami et les adultes présents.
Marie fit signe à Léo et Anaïs de s’asseoir. « M. Lefèvre a une proposition très intéressante pour toi, mon chéri. »
Éric Lefèvre reprit place sur le canapé, son expression enthousiaste. « Tom m’a montré certains de tes dessins, Léo. Je dois dire que je suis impressionné. Vraiment impressionné. »
Léo lança un regard interrogateur à Tom, qui lui fit un clin d’œil encourageant.
« Ce que tu ignores peut-être, » continua M. Lefèvre, « c’est que je suis directeur artistique aux Éditions Luminescence. Nous publions principalement des livres illustrés pour enfants et adolescents. »
Le cœur de Léo commença à battre plus vite. Éditions Luminescence était une maison d’édition réputée dont il connaissait bien les publications.
« Tom m’a parlé d’une histoire que tu aurais créée — quelque chose à propos d’un monde parallèle accessible par l’art, avec des créatures d’ombre et de lumière. »
Léo jeta un coup d’œil nerveux à Luna, puis à ses parents. Jusqu’où Tom avait-il parlé de Lumigraph ?
« Ne t’inquiète pas, » intervint Tom, semblant lire ses pensées. « J’ai juste présenté ça comme une histoire que tu avais inventée. Un concept pour un livre illustré. »
« Et c’est un concept fascinant, » reprit M. Lefèvre avec enthousiasme. « C’est exactement le genre d’histoire visuelle et symbolique que nous recherchons. Une métaphore profonde sur l’adolescence, le harcèlement, la découverte de soi… C’est très actuel et pourtant intemporel. »
Léo restait muet de surprise. Son aventure dans Lumigraph, transformée en projet de livre ?
« Nous lançons une nouvelle collection destinée aux adolescents, » expliqua M. Lefèvre. « Des romans graphiques qui abordent des thèmes importants à travers des métaphores fantastiques. Ton histoire et ton style artistique correspondraient parfaitement. »
« Vous… vous voulez publier mon histoire ? » balbutia finalement Léo.
« Si tu es intéressé, oui. Ce serait un projet sur plusieurs mois, bien sûr. Tu travaillerais avec un de nos éditeurs pour structurer le récit, tout en conservant la pleine liberté artistique pour les illustrations. »
Léo regarda ses parents, qui souriaient avec fierté.
« C’est une opportunité extraordinaire, Léo, » dit doucement son père.
« Et parfaitement méritée, » ajouta sa mère. « Nous avons toujours su que ton talent était spécial. »
Léo se tourna vers Luna, qui le fixait intensément. Dans son esprit, il entendit sa voix : « *Une façon élégante de partager ta vérité tout en la protégeant. Les bonnes histoires ont toujours plusieurs niveaux de lecture.* »
« Je… je ne sais pas quoi dire, » murmura Léo, ému.
« Dis oui, idiot ! » s’exclama Anaïs, lui donnant un léger coup de coude.
Un rire général détendit l’atmosphère. M. Lefèvre sortit une carte de visite qu’il tendit à Léo.
« Prends le temps d’y réfléchir. Parles-en avec tes parents. Et quand tu seras prêt, appelle-moi. Nous organiserons une rencontre plus formelle aux éditions pour discuter des détails. »
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Plus tard ce soir-là, alors que le soleil se couchait, teintant sa chambre d’une lumière dorée, Léo était assis sur son lit, encore abasourdi par la tournure des événements. Luna était lovée à côté de lui, ronronnant doucement.
« Est-ce que c’est vraiment une bonne idée ? » demanda-t-il à voix haute. « Transformer notre histoire en livre ? »
« Pourquoi pas ? » répondit Luna mentalement. « Les humains racontent des histoires depuis la nuit des temps pour donner un sens à leur expérience, pour partager des vérités profondes sous le voile de la fiction. »
« Mais Lumigraph est réel. Tu es réelle. Le Moqueur est réel… »
« Et pourtant, tout cela est aussi symbolique, » observa Luna. « Lumigraph est une manifestation de ton monde intérieur, Le Moqueur une personnification de tes peurs et de celles des autres. Même moi, sous cette forme, je suis en partie une projection de ton besoin d’un guide, d’une présence protectrice. »
Léo la regarda avec surprise. « Tu veux dire que tu n’es pas… réelle ? »
Luna émit ce qui ressemblait à un rire mental. « Je n’ai pas dit ça. Je suis bien réelle, mais la forme que je prends, la façon dont tu me perçois, est façonnée par ton esprit. C’est la nature même des ponts entre les mondes — ils sont à la fois littéraux et métaphoriques. »
Léo médita ces paroles, regardant par la fenêtre le ciel qui s’assombrissait progressivement. « Alors raconter cette histoire comme une fiction… »
« … serait simplement une autre façon de créer un pont, » compléta Luna. « Un pont entre ton expérience et celle d’autres personnes qui pourraient s’y reconnaître et y trouver du réconfort. »
Un léger coup à la porte interrompit leur conversation. « Entrez, » dit Léo.
C’était son père, tenant un objet rectangulaire enveloppé dans du papier kraft. « Je peux te parler un moment ? »
« Bien sûr, » répondit Léo, faisant de la place à côté de lui sur le lit.
Pierre s’assit, tenant toujours l’objet mystérieux. « Je voulais te dire à quel point je suis fier de toi, Léo. Pas seulement pour cette opportunité avec les éditions, mais pour tout ce que tu as accompli ces dernières semaines. »
« Qu’est-ce que tu veux dire ? »
« Je vois les changements en toi, » expliqua doucement son père. « La façon dont tu te tiens plus droit, dont tu parles avec plus d’assurance. La façon dont tu as géré la situation avec ce garçon, Lucas. »
Léo sourit, touché. « J’ai eu de l’aide. Tom, Anaïs, vous et maman… »
« Accepter de l’aide fait partie de la force, » dit Pierre. « Quelque chose que j’ai mis trop longtemps à comprendre moi-même. »
Il tendit l’objet enveloppé à Léo. « J’ai retrouvé ça dans le grenier la semaine dernière. Je pensais que c’était le bon moment pour te le donner. »
Intrigué, Léo défit le papier kraft, révélant un carnet à la couverture de cuir usée. En l’ouvrant, il découvrit des dessins — des croquis au crayon et à l’encre représentant des paysages fantastiques, des créatures imaginaires, des symboles complexes qui semblaient presque familiers.
« Tu… tu as dessiné tout ça ? » demanda Léo, stupéfait.
Pierre hocha la tête, un sourire mélancolique aux lèvres. « Quand j’avais à peu près ton âge. L’art était mon refuge contre le harcèlement dont je t’ai parlé. Je créais des mondes où je pouvais être fort, respecté, où je contrôlais ce qui se passait. »
Léo tournait les pages avec précaution, émerveillé par la richesse des détails, par la ressemblance troublante avec certains aspects de Lumigraph. « Je n’ai jamais su que tu dessinais. »
« J’ai arrêté après le lycée, » admit Pierre. « L’université, le travail, les responsabilités… J’ai laissé cette partie de moi s’éteindre peu à peu. C’est l’un de mes plus grands regrets. »
Léo s’arrêta sur un dessin particulier — un être félin aux yeux lumineux, ressemblant étrangement à Luna, se tenant devant ce qui semblait être un portail scintillant.
« Tu as aussi visité Lumigraph ? » murmura-t-il, incapable de retenir la question.
Pierre le regarda avec une expression indéchiffrable, à mi-chemin entre la surprise et la reconnaissance. « Est-ce ainsi que tu l’appelles ? »
Un silence lourd de sens s’installa entre eux. Luna, soudain très attentive, les observait tous deux.
« Je l’appelais Chromaverse, » dit finalement Pierre à voix basse. « Un endroit où les couleurs avaient un pouvoir, où les dessins prenaient vie, où existaient des créatures d’ombre et de lumière. »
Le cœur de Léo battait à tout rompre. « Et… tu y avais un guide ? Quelqu’un qui t’aidait ? »
Pierre sourit avec nostalgie. « Orion. Un grand chat gris aux yeux d’or. Il parlait dans mon esprit et m’enseignait à utiliser mon don. »
Léo regardait son père avec un émerveillement nouveau. Toutes ces années, ils avaient partagé ce secret sans le savoir. Ce don qui semblait si étrange, si isolant, était en fait un héritage.
« Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ? » demanda-t-il doucement.
« Comment aurais-je pu ? » répondit Pierre avec un haussement d’épaules. « C’est le genre de chose qu’on croit avoir imaginée en grandissant, un ami imaginaire particulièrement vivant, un refuge mental contre les difficultés. Je me suis convaincu que ce n’était pas réel, que c’était juste mon imagination d’adolescent. »
« Mais ce n’était pas que ton imagination, » dit Léo. « Pas plus que la mienne. »
Pierre posa une main sur l’épaule de son fils. « Je commence à le comprendre. Quand j’ai trouvé ce vieux carnet et que j’ai commencé à voir les changements en toi, à entendre des bribes de tes conversations avec Luna… »
« Tu nous as entendus ? »
« Pas clairement. Juste assez pour réveiller des souvenirs que j’avais enterrés. Assez pour reconnaître les signes que j’avais moi-même manifestés à ton âge. »
Luna sauta soudain sur les genoux de Pierre, le regardant droit dans les yeux. Une connexion silencieuse sembla s’établir entre eux.
« Elle dit qu’Orion lui envoie ses salutations, » murmura Léo, traduisant le message mental que Luna partageait avec lui.
Les yeux de Pierre s’emplirent de larmes. « Alors il est toujours là-bas ? »
« Les Gardiens vivent très longtemps, » expliqua Léo. « Et le temps s’écoule différemment dans Lumigraph. »
Pierre caressa doucement Luna, semblant perdu dans ses souvenirs. « Tu comprends maintenant pourquoi je suis si fier de toi ? Non seulement tu as découvert ce don, mais tu as eu le courage de l’utiliser, de te battre. Je me suis détourné de Chromaverse — de Lumigraph — quand les choses sont devenues trop difficiles. J’ai fermé cette porte en moi. »
« Tu pourrais la rouvrir, » suggéra Léo avec espoir.
Pierre sourit tristement. « Peut-être. Mais je crois que c’est ton temps maintenant, ton voyage. Le mien appartient au passé. »
Il reprit le vieux carnet et le tendit à nouveau à Léo. « Je veux que tu l’aies. Peut-être y trouveras-tu des indices, des inspirations pour ton propre chemin. »
Léo accepta le carnet avec révérence, sentant le poids de cet héritage. « Merci, papa. »
Avant de quitter la chambre, Pierre s’arrêta à la porte. « Cette proposition des Éditions Luminescence… je pense que tu devrais l’accepter. Partager ces histoires, même sous forme de fiction, pourrait aider d’autres jeunes qui se sentent seuls face à leurs peurs. »
« Comme toi et moi, » dit doucement Léo.
Pierre hocha la tête avec un sourire mélancolique avant de refermer la porte.
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Les jours suivants passèrent dans un tourbillon d’excitation et de préparation. Léo avait accepté la proposition des Éditions Luminescence et s’était plongé dans la création d’un portfolio pour sa première rencontre officielle.
Luna l’observait travailler avec une satisfaction évidente, offrant parfois des suggestions ou des encouragements. Leur lien s’était approfondi depuis leur aventure, devenant une véritable symbiose.
« Tu penses qu’il y a d’autres comme nous ? » demanda Léo un soir alors qu’il mettait la touche finale à une illustration représentant la Salle des Miroirs. « D’autres Luminographes, je veux dire. À part mon père. »
« Bien sûr, » répondit Luna. « Ils sont rares, mais ils existent à travers le monde et à travers le temps. Certains grands artistes de l’histoire étaient probablement des Luminographes sans le savoir — ceux dont les œuvres semblent transcender la simple représentation pour toucher l’âme. »
« Et ils ont tous des gardiens comme toi ? »
« La plupart, oui. Certains trouvent leur chemin seuls, mais c’est plus difficile et plus dangereux. »
Léo posa son crayon, contemplant son illustration terminée. « Le Moqueur reviendra-t-il un jour ? »
Luna s’étira paresseusement avant de répondre. « Un jour, oui. Les entités comme lui ne peuvent être détruites définitivement, seulement affaiblies et transformées. Mais ce sera peut-être dans des décennies, peut-être pas de ton vivant. »
« Et si c’est le cas ? »
« Alors un autre Luminographe se lèvera pour le confronter, » dit Luna avec confiance. « C’est ainsi que fonctionne l’équilibre entre les mondes. »
Le téléphone de Léo vibra, affichant un message de Tom : « Prêt pour demain ? Je passerai te prendre à 9h avec mon père. »
Léo répondit rapidement, puis rangea son portfolio avec soin. Le lendemain serait sa première rencontre officielle aux Éditions Luminescence — le début potentiel d’une nouvelle aventure, différente mais tout aussi excitante que celle qu’il venait de vivre.
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Le jour suivant, Léo se tenait devant les bureaux modernes des Éditions Luminescence, situés dans un bâtiment de verre et d’acier au centre-ville. Tom et son père l’accompagnaient, M. Lefèvre bavardant avec enthousiasme sur les derniers projets de la maison d’édition.
« Nerveux ? » murmura Tom alors qu’ils s’approchaient de l’entrée.
« Un peu, » admit Léo. « Mais c’est une bonne nervosité. Pas comme avant. »
Tom sourit, comprenant la différence. « Tu vas les éblouir. »
La rencontre dépassa toutes les attentes de Léo. L’équipe éditoriale fut immédiatement conquise par son portfolio et par la façon dont il présentait son concept d’histoire. Ils passèrent des heures à discuter des possibilités, du format, de la structure narrative, du public cible.
Léo parlait avec une assurance qu’il n’aurait jamais cru posséder quelques mois auparavant, expliquant sa vision avec clarté et passion. Il sentait au fond de lui que c’était juste — que transformer son expérience en récit était une façon de lui donner un sens, de la partager sans la trahir.
À la fin de la journée, un contrat préliminaire était sur la table — une série de romans graphiques intitulée « Luminographe » qui raconterait l’histoire d’un jeune artiste découvrant son pouvoir de créer des ponts entre les mondes à travers son art, tout en luttant contre une entité d’ombre qui se nourrit des peurs et des doutes.
« Fiction inspirée de faits réels, » pensa Léo avec un sourire intérieur alors qu’il signait le document.
En sortant du bâtiment, baigné dans la lumière de fin d’après-midi, Léo ressentit une plénitude qu’il n’avait pas connue depuis longtemps — peut-être jamais. C’était comme si toutes les pièces de sa vie s’alignaient enfin, formant une image cohérente.
« Ça s’est bien passé, on dirait, » dit une voix familière.
Léo se retourna pour voir Anaïs, accompagnée de leurs parents, qui l’attendaient sur un banc à proximité.
« Que faites-vous tous là ? » demanda-t-il, surpris et ému.
« On ne pouvait pas manquer ça, » répondit sa mère en l’embrassant. « Tom nous a envoyé un message pour nous dire quand vous auriez fini. »
« Alors, tu es officiellement un auteur maintenant ? » demanda Anaïs avec un grand sourire.
« Il semblerait, » confirma Léo, encore un peu étourdi par cette réalité.
Son père posa une main sur son épaule, son regard exprimant une fierté mêlée de quelque chose de plus profond — une reconnaissance entre initiés, entre porteurs du même don.
« Nous devrions fêter ça, » proposa Marie. « Restaurant ce soir ? Ton choix, Léo. »
Alors qu’ils marchaient tous ensemble vers le parking, Léo aperçut une silhouette féline noire perchée sur un mur à proximité. Luna l’observait, ses yeux verts brillant de satisfaction.
« *C’est à peine le début, tu sais,* » entendit-il dans son esprit. « *Il y a encore tant de mondes à explorer, tant d’histoires à raconter.* »
« *Je sais,* » répondit-il silencieusement. « *Et j’ai hâte de les découvrir.* »
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Six mois plus tard, Léo se tenait devant un groupe d’adolescents dans la bibliothèque de son lycée. Sur une table devant lui était posé un exemplaire de « Luminographe : Les Ombres Chuchotantes » — le premier volume de sa série, fraîchement sorti des presses.
La couverture, qu’il avait illustrée lui-même, montrait un jeune homme aux cheveux bruns tenant un carnet lumineux, accompagné d’une chatte noire, face à une entité d’ombre portant un masque blanc. Au second plan, des silhouettes d’ombres semblaient chuchoter entre les arbres d’une forêt étrange.
« Ce que j’ai voulu montrer à travers cette histoire, » expliquait-il au groupe attentif, « c’est que nos peurs et nos doutes peuvent parfois prendre le contrôle de nos vies si nous les laissons grandir dans l’ombre. Mais quand nous les affrontons, quand nous acceptons notre vulnérabilité comme une partie de notre force, ces mêmes peurs perdent leur emprise sur nous. »
Dans l’assistance, Léo repéra Tom qui souriait avec fierté, Anaïs qui prenait des notes comme si elle assistait à une conférence historique, et, plus surprenant, Lucas, assis au fond de la salle, écoutant avec une intensité particulière.
Depuis leur conversation, Lucas avait changé. Le harcèlement avait complètement cessé, et s’ils n’étaient pas devenus amis, une sorte de respect mutuel s’était installé entre eux. Léo avait appris que Lucas avait commencé à voir un psychologue, cherchant à comprendre et à gérer ses propres démons intérieurs.
« Les monstres que nous combattons dans cette histoire sont des métaphores, » poursuivit Léo, « mais ils représentent des choses très réelles — le harcèlement, l’isolement, la pression sociale, la peur d’être différent. Des choses que beaucoup d’entre nous connaissent trop bien. »
Un élève leva la main. « Est-ce que le personnage principal est basé sur toi ? »
Léo sourit. « En partie, oui. Comme beaucoup d’auteurs, j’ai mis des éléments de ma propre expérience dans cette histoire. Mais c’est aussi un personnage de fiction qui vit des aventures bien plus extraordinaires que les miennes. »
Ce n’était pas tout à fait un mensonge, mais pas tout à fait la vérité non plus — un entre-deux approprié pour un Luminographe.
Après la présentation, alors que les élèves feuilletaient des exemplaires du livre, Lucas s’approcha de Léo.
« C’était vraiment bien, » dit-il, visiblement mal à l’aise mais déterminé. « Je… je me suis reconnu dans certains personnages. Pas les plus sympathiques. »
Léo hocha la tête, comprenant ce que cet aveu avait dû lui coûter. « C’est le pouvoir des histoires. Elles nous permettent de nous voir sous un autre angle. »
« Est-ce que… est-ce que ce qui s’est passé ce jour-là, derrière le gymnase… c’était vraiment comme dans ton livre ? Ces ombres, ces murmures, cette déchirure dans l’air ? »
Léo hésita, cherchant la réponse appropriée. « Disons que parfois, la réalité et l’imagination se rejoignent d’une façon que nous ne comprenons pas entièrement. »
Lucas sembla accepter cette réponse, aussi énigmatique soit-elle. « En tout cas, merci. Pour le livre, je veux dire. Et pour… tu sais… ce jour-là. Pour m’avoir parlé plutôt que de me détester. »
« La haine n’aurait rien résolu, » dit simplement Léo.
Après le départ de Lucas, Tom rejoignit son ami. « Regardez-moi ça — l’auteur célèbre qui convertit même ses anciens bourreaux en fans. »
Léo rit, donnant un léger coup d’épaule à Tom. « Ce n’est pas tout à fait comme ça que je vois les choses. »
« Je sais, » admit Tom. « C’est juste… impressionnant de voir à quel point les choses ont changé. Toi, surtout. »
« En mieux, j’espère ? »
« Définitivement en mieux. Toujours le même Léo au fond, mais… plus solide. Plus lumineux, si ça a du sens. »
Cela avait du sens, en effet. Léo sentait cette lumière en lui — non pas un éclat aveuglant et parfait, mais une lueur constante, capable de coexister avec ses zones d’ombre sans être diminuée par elles.
Plus tard ce soir-là, assis à son bureau devant une nouvelle page blanche de son carnet, Léo réfléchissait à tout ce qui s’était passé. Le carnet bleu originel reposait à côté de lui, ainsi que le vieux carnet de son père — trois générations de visions, de mondes, de possibilités.
Luna sauta sur le bureau, s’installant à sa place habituelle à côté de la lampe.
« À quoi penses-tu ? » demanda-t-elle.
« À l’ironie de tout ça, » répondit Léo. « Le Moqueur voulait me faire taire, m’isoler dans ma peur et ma honte. Et au final, cette expérience m’a donné une voix, une façon de connecter avec les autres. »
« C’est souvent ainsi que les choses fonctionnent, » observa Luna. « Ce qui cherche à nous détruire peut devenir la source même de notre force, si nous trouvons le courage de le transformer. »
Léo regarda par la fenêtre, où la pleine lune baignait le monde d’une lumière argentée. Quelque part au-delà de cette lumière se trouvait Lumigraph, avec ses forêts étranges, ses clairières paisibles, et ses mystères encore inexplorés.
« Crois-tu que nous y retournerons un jour ? » demanda-t-il à Luna.
« Quand ce sera le moment, » répondit-elle énigmatiquement. « Lumigraph a ses propres cycles, ses propres besoins. Il nous appellera quand il aura besoin de nous. »
Léo sourit, acceptant cette réponse. Il n’était plus pressé comme avant, plus désespéré de fuir sa réalité. Il avait appris à apprécier le moment présent, avec ses défis et ses joies ordinaires.
Il commença à dessiner sur la page blanche — non pas un portail cette fois, mais une simple scène de la vie quotidienne : sa famille réunie dans le salon, Tom racontant une histoire animée, Luna observant la scène avec son regard sage, Anaïs riant aux éclats, ses parents écoutant avec des sourires affectueux.
Sous son crayon, la scène prenait vie, captant non seulement les apparences mais l’essence même de ce moment — la chaleur, l’appartenance, la paix d’être exactement où il devait être.
C’était peut-être ça, finalement, le véritable pouvoir d’un Luminographe — non pas simplement créer des ponts entre les mondes, mais révéler la magie qui existe déjà dans le monde ordinaire, la lumière qui brille même dans les moments les plus simples.
Et alors que la nuit avançait, Léo continuait à dessiner, ajoutant détail après détail, transformant l’ordinaire en extraordinaire non pas en l’altérant, mais en révélant sa beauté intrinsèque.
C’était l’art de la lumière — l’art de voir, de ressentir, de partager. L’art d’être pleinement présent, pleinement vivant, dans tous les mondes possibles.
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Ce n’est jamais vraiment fini…
Identifiant de l’histoire : 38