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Léo fixa Luna, les mains tremblantes. Une partie de lui voulait croire qu’il avait simplement eu une hallucination particulièrement vivide, mais le regard perçant de la chatte noire ne laissait place à aucun doute.
« Qu’est-ce que… qui es-tu exactement ? » demanda-t-il finalement, sa voix à peine plus forte qu’un murmure.
Luna sauta sur le bureau avec une grâce fluide et s’assit face à lui, sa queue s’enroulant autour de ses pattes.
« Je suis une Gardienne, » répondit-elle dans son esprit. « L’une des nombreuses créatures qui veillent sur les frontières entre les mondes. J’ai été assignée à toi depuis ta naissance, Léo. »
« À moi ? Pourquoi ? »
« Parce que tu es un Luminographe — un être capable de créer des ponts entre les réalités à travers l’art. C’est un don rare et précieux, mais aussi dangereux lorsqu’il n’est pas maîtrisé. »
Léo secoua la tête, incrédule. « C’est absurde. Je suis juste… moi. Un lycéen ordinaire qui aime dessiner. »
« Es-tu vraiment ordinaire, Léo ? » Luna inclina légèrement la tête. « N’as-tu jamais remarqué comment tes dessins semblent presque vivants ? Comment les émotions que tu mets dans ton art semblent résonner avec ceux qui les regardent d’une façon que tu ne peux expliquer ? »
Léo resta silencieux. C’était vrai — plusieurs fois, des personnes lui avaient dit que ses dessins leur donnaient des sensations étranges, comme s’ils pouvaient ressentir ce qu’il ressentait au moment où il les avait créés.
« Ce carnet, » continua Luna en regardant le carnet bleu, « n’est pas un simple cahier. C’est un Codex Imaginarium — un objet conçu pour amplifier les pouvoirs d’un Luminographe. Il t’a trouvé parce que tu étais prêt. »
« Prêt pour quoi ? »
« Pour découvrir qui tu es vraiment. Pour apprendre à utiliser ton don. »
Léo ferma les yeux, essayant d’assimiler tout ce qu’il venait d’entendre. Quand il les rouvrit, une question cruciale lui vint à l’esprit. « Et Le Moqueur ? Qui est-il ? »
Le regard de Luna s’assombrit. « Une entité née des doutes et des peurs collectives. Il se nourrit des émotions négatives — la honte, la peur du rejet, l’humiliation. Plus ces sentiments sont forts chez une personne, plus il devient puissant à proximité de cette personne. »
« Et les Ombres Chuchotantes ? »
« Ses serviteurs. Des fragments de lui-même qu’il envoie pour collecter plus de peur, plus de doute, plus de honte. »
Léo frissonna, repensant aux voix qu’il avait entendues — si similaires aux moqueries qu’il subissait quotidiennement.
« Ce n’est pas une coïncidence, n’est-ce pas ? » murmura-t-il. « Ce que je vis à l’école, les messages, les moqueries… et ce que j’ai entendu là-bas. »
« Non, » confirma Luna. « Le Moqueur a une influence dans ton monde aussi. Ses Ombres peuvent traverser la frontière entre les mondes, surtout lorsqu’elles trouvent un esprit vulnérable. Elles chuchotent des doutes, amplifient les insécurités, encouragent la cruauté chez certaines personnes. »
« Tu veux dire que Lucas et les autres sont… possédés ? »
« Pas exactement. Les Ombres ne possèdent pas, elles influencent. Elles trouvent des fissures existantes dans l’âme — jalousie, insécurité, besoin de domination — et les élargissent. Mais chaque personne reste responsable de ses actes. »
Léo se leva et fit les cent pas dans sa chambre, l’esprit en ébullition. « Alors quoi ? Je suis censé combattre cette… chose ? Comment ? J’ai paniqué et fui à la première rencontre ! »
« C’était naturel, » dit Luna, sa voix mentale empreinte de douceur. « Tu n’étais pas préparé. Mais maintenant tu peux apprendre. »
« Apprendre quoi ? »
« À utiliser ton don. À défendre ton esprit. À combattre les Ombres avec la lumière de ta créativité. »
Luna sauta du bureau et s’approcha du carnet. « Ouvre-le, » ordonna-t-elle doucement.
Hésitant, Léo s’exécuta. Le dessin de la forêt était toujours là, mais les couleurs semblaient ternies, comme fanées. Dans la partie sombre où il avait rencontré Le Moqueur, une tache d’obscurité semblait s’étendre lentement, comme de l’encre se répandant sur du papier buvard.
« Le Moqueur gagne du terrain, » expliqua Luna. « Il corrompt Lumigraph, transformant les zones claires en Zones Grises — des lieux où la créativité et l’espoir sont étouffés. »
« Et je suis censé l’arrêter ? Moi tout seul ? »
« Tu n’es pas seul. » Luna posa délicatement sa patte sur sa main. « Je suis là. Et ton pouvoir est plus grand que tu ne le crois. »
Un bruit dans le couloir les interrompit — des pas qui s’approchaient. Luna retira sa patte et retrouva instantanément l’apparence d’une chatte ordinaire, juste au moment où la porte s’ouvrait.
C’était Anaïs. « Le dîner est prêt, » annonça-t-elle avant de remarquer l’expression troublée de son frère. « Ça va ? On dirait que tu as vu un fantôme. »
« Non, je… j’étais juste concentré sur mon dessin, » balbutia Léo.
Anaïs s’approcha et jeta un coup d’œil au carnet. « Whoa, c’est superbe ! Mais aussi un peu flippant, ces ombres là. »
Léo la regarda avec surprise. « Tu peux les voir ? »
« Bah oui, je ne suis pas aveugle, » rit-elle. « C’est comme si elles bougeaient presque, c’est vraiment cool. Tu pourrais m’apprendre à dessiner comme ça un jour ? »
Avant que Léo puisse répondre, leur mère appela depuis la cuisine. Anaïs haussa les épaules et sortit, laissant Léo seul avec Luna.
« Elle peut les voir bouger, » murmura-t-il, stupéfait.
« Certaines personnes sont plus sensibles que d’autres aux frontières entre les mondes, » expliqua Luna. « Ta sœur a une perception naturelle de ces choses, même si elle ne comprend pas encore ce qu’elle voit. »
Léo ferma le carnet et le rangea dans un tiroir de son bureau. « Je dois y aller. On continuera cette conversation après. »
Luna acquiesça. « Ne t’inquiète pas, je serai là. »
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Le dîner se déroula dans une atmosphère étrangement normale, presque surréaliste après tout ce que Léo venait d’apprendre. Comment pouvait-il manger tranquillement des lasagnes alors qu’il venait de découvrir qu’il était une sorte d’artiste magique pourchassé par une entité maléfique ?
« Léo ? » La voix de son père le tira de ses pensées. « Ta mère te parlait. »
« Désolé, j’étais ailleurs, » dit-il rapidement. « Tu disais ? »
Marie le regardait avec inquiétude. « Je disais que ton professeur principal a appelé aujourd’hui. Il s’inquiète de ta baisse de motivation en cours. »
Léo baissa les yeux vers son assiette. « Je sais. Je vais faire des efforts. »
« Ce n’est pas seulement une question d’efforts, » intervint Pierre. « Si quelque chose te préoccupe, tu peux nous en parler. »
« Tout va bien, » insista Léo, évitant le regard de ses parents.
« Tu passes de plus en plus de temps enfermé dans ta chambre, » continua sa mère. « Tu ne vois presque plus tes amis, sauf Tom parfois. »
« Est-ce que quelqu’un t’embête à l’école ? » demanda directement son père.
La question le prit au dépourvu. Pour la première fois, Léo envisagea de tout leur dire — le harcèlement, les messages, la douleur quotidienne. Mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Comment expliquer sans paraître faible ? Comment avouer qu’il était incapable de se défendre ?
« Non, » mentit-il. « C’est juste… le stress des examens qui approchent. »
Ses parents échangèrent un regard, peu convaincus mais n’insistant pas davantage.
Après le dîner, Léo retourna dans sa chambre, l’estomac noué par le mensonge. Luna l’attendait, assise près du tiroir où il avait rangé le carnet.
« Pourquoi ne leur as-tu pas dit ? » demanda-t-elle dès qu’il ferma la porte.
« Dire quoi ? Que je me fais harceler ? Ou que je parle à ma chatte qui est en réalité une gardienne magique ? »
« La première partie aurait suffi, » répliqua Luna avec une pointe d’ironie.
Léo soupira et s’assit sur son lit. « Ils ne comprendraient pas. Ils voudraient intervenir, parler aux professeurs, aux parents… Ça ne ferait qu’empirer les choses. »
« Peut-être. Ou peut-être que demander de l’aide est un signe de force, pas de faiblesse. »
Léo ne répondit pas. Il sortit le carnet du tiroir et l’observa longuement. « Tu as dit que je devais apprendre à utiliser mon… don. Comment ? »
Luna sauta sur le lit à côté de lui. « Ouvre le carnet. Je vais te montrer. »
Léo obéit, ouvrant à la page du dessin forestier. La tache d’obscurité s’était encore étendue.
« Ferme les yeux, » instruisit Luna. « Imagine la lumière. Pas seulement comme une image, mais comme une sensation. Ressens-la en toi — chaude, vibrante, rassurante. »
Léo ferma les yeux, tentant de se concentrer malgré le scepticisme qui l’envahissait. Imaginer la lumière ? Était-ce vraiment si simple ?
« Laisse tes doutes de côté, » murmura Luna dans son esprit. « Les doutes sont les fissures par lesquelles Les Ombres s’infiltrent. Concentre-toi sur un moment où tu t’es senti fort, confiant, entier. »
Léo fouilla dans sa mémoire. Ces derniers temps, ces moments étaient rares. Puis une image lui vint — l’été dernier, lors d’une exposition de jeunes artistes où l’une de ses photographies avait reçu un prix. Le sentiment de fierté, de reconnaissance, la chaleur des applaudissements.
« Oui, c’est parfait, » encouragea Luna. « Maintenant, laisse cette sensation se répandre dans tes mains. Imagine-la comme une lumière dorée qui coule de ton cœur vers tes doigts. »
À sa grande surprise, Léo sentit effectivement une chaleur se propager dans ses bras, une sensation de picotement dans ses doigts. C’était subtil mais indéniable.
« Maintenant, ouvre les yeux et dessine ce que tu ressens, » dit Luna.
Léo ouvrit les yeux et prit un crayon. Sans réfléchir, guidé par l’instinct, il commença à dessiner sur une nouvelle page — un simple cercle lumineux, des rayons s’étendant vers l’extérieur comme un soleil stylisé.
Sous ses yeux ébahis, les traits semblaient absorber la lumière de la pièce, puis la restituer avec une intensité accrue. Le dessin émettait une lueur dorée palpable.
« C’est… c’est moi qui fais ça ? » chuchota-t-il, incrédule.
« C’est ton don, » confirma Luna. « La capacité de transformer l’émotion en énergie, puis cette énergie en réalité tangible. C’est la base de ce que font les Luminographes. »
Léo observa le symbole lumineux qu’il venait de créer, fasciné. « Et comment cela m’aide-t-il contre Le Moqueur ? »
« Les Ombres se nourrissent de peur, de doute, de honte. Elles fuient la lumière de la confiance, de l’acceptation de soi, de l’authenticité. Ce symbole est une manifestation de ta lumière intérieure — il peut repousser les Ombres si tu crois en son pouvoir. En ton pouvoir. »
Léo toucha le dessin du bout des doigts, sentant une douce chaleur en émaner. Pour la première fois depuis longtemps, il ressentit un soupçon d’espoir.
« Est-ce que je peux… l’emmener avec moi ? Dans Lumigraph ? »
« Mieux que ça, » répondit Luna. « Tu peux l’emmener partout. Ce n’est pas le dessin qui a du pouvoir, c’est ce qu’il représente en toi. »
Léo regarda Luna, une détermination nouvelle brillant dans ses yeux. « Apprends-moi tout ce que je dois savoir. Je veux être prêt la prochaine fois que je rencontrerai Le Moqueur. »
Luna sembla sourire, autant qu’une chatte pouvait sourire. « Nous commencerons demain. Pour l’instant, tu dois te reposer. Les batailles qui t’attendent exigeront toute ta force. »
Cette nuit-là, pour la première fois depuis des semaines, Léo dormit paisiblement, son carnet posé sur sa table de nuit, émettant une faible lueur dorée qui tenait les cauchemars à distance.
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L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 38